FAB9 DAY3

Je commence à être bien rôdée pour le trajet de métro qui me conduit de l'autre bout de Tokyo jusqu'à Yokohama. Changement à Shibuya, Minatomirai Line... Je prends le métro tôt le matin et je découvre un visage de Tokyo que je n'avais pas encore vu avant : la foule des salarymen qui se rend au travail du même pas pressé et qui trace sa route dans les couloirs compliqués de Shibuya.

Ils sont tous habillés de la même manière : chemisette blanche, pantalon noir, sacoche en bandoulière. C'est un uniforme. Il y a des sens de circulation dans les correspondances entre les lignes de métro. On entend le bruit des talons qui claquent sur le sol et le bruissement bizarre de cette foule silencieuse qui s'infiltre dans tous les escalators avec un même élan.

Tout va bien, tout va bien, tout va bien

Les présentations s'enchaînent. Neil Gershenfeld ne rigole pas avec le temps. Une chose me frappe : il serait bon que les problèmes et les doutes soient partagés au même titre que les beaux projets. Les jeunes du FabLab de Montréal dans cette idée étaient très sincères : "on galère un peu, on est installé à côté d'un truc qui fait un bruit de soufflerie incroyable, les gens se fichent de savoir ce qu'est un FabLab dans la région..."

D'une certaine manière, on est entre nous : les FabLabs ne se présentent pas pour faire leur promo. Ce qui ressort dans les discussions informelles que nous avons en dehors des moments officiels de présentation n'est que très rarement présenté pendant les trois minutes octroyées à chaque Lab le matin. C'est exactement comme si chacun essayait de se montrer sous son plus beau jour. Voici nos machines, voici notre espace, voici nos projets, voici comment nous avons déjà réglé nos problèmes.

Qui cherche-t-on à séduire, si l'on considère que la communauté est bienveillante et attentive...? Finalement je me rends compte que la plupart des FabLabs présents cherchent à plaire au MIT. Laurent Ricard me le disait d'ailleurs avant sa présentation hier : finalement, on se sent presque complexé face à tous ces Labs qui présentent des super projets géniaux, fous et un peu étonnants. Ce que Laurent et Emmanuelle mettent en avant au FacLab quand ils font des présentations ne sont ni les machines, ni les projets (enfin pas tellement), mais plutôt la "communauté" et les valeurs d'échanges, de partage et de participation qui sont mises en avant dans le lieu. Ici pour FAB9, il paraissait presque difficile de montrer le visage habituel du FacLab.

Ça manque de trublions

Il y a un décalage entre la vision du MIT et la réalité de la plupart de ces lieux. Lors des présentations, c'est criant : chacun présente ses machines et montre à l'écran des découpeuses laser chinoises, des imprimantes 3D bricolées... Sherry Lassiter pourtant continue de défendre comme étant un point important l'idée que chaque Lab doit être équipé du même set de machines. C'était aussi le discours que me tenait Haakon au FabLab MIT Norway : ce serait la seule manière d'avoir des échanges techniques possibles entre les Labs. Cette question du standard est un enjeu très délicat pour le réseau. Le concept de FabLab se diffuse, se transforme, se multiplie. Et face à ça, relativement imperturbable, le MIT continue de constituer des cadres, des formulaires et des normes. Bientôt, FabFolk (qui était un réseau pour la communauté entre les usagers tenu par Amy Sun) renaîtra de ses cendres. Le MIT veut garder la main. 

Ces idées sont très présentes aujourd'hui. Les présentations d'anciens du MIT qui ont lieu chaque matin semblent de plus en plus en décalage avec l'esprit de nombreux participants. À celui qui présentait son imprimante 3D FormLabs hier, la question était posée assez directement par un des membres du public : "Et c'est open source ?"  Réponse : "Non non non." "Ah ok." Bon. Fin de la discussion.

Aujourd'hui, nous avons eu la présentation de WHILL, un projet présenté par Neil Gershenfeld comme une "legendary hacking story" et qui en réalité ressemble plutôt à une histoire assez classique de start-up constituée par des petits jeunes formés chez Nissan, Sony et Toyota. 

Neil, gardien du temps

Le rôle de Neil Gershenfeld dans FAB9 est également assez particulier. Lui et Sherry Lassiter pilotent l'ensemble de l'évènement. Le matin, c'est Neil qui est gardien du temps pour les présentations, c'est lui qui dit l'heure, qui passe le micro et la commande à chacun des participants avant qu'ils montent sur scène comme on passerait le bâton de parole dans une secte bizarre.

Bien entendu Hiroya Tanaka a également un rôle important en tant qu'hôte de cette conférence et le programme peut encore bouger et accueillir certains débats mais les rênes sont dans les mains du MIT. Il y a une sorte d'acceptation générale de tout ce qui est prévu. Tout cela manque de trublions et de désaccords. Est-ce que tout le monde est vraiment si rassuré d'être dans ce cadre officiel hiérarchisé au point de ne rien remettre en question ? Bien sûr la parole est ouverte mais ce n'est pas la même liberté qu'à OHM, où n'importe qui pouvait interrompre les intervenants pour poser une question ou débarquer pieds nus devant le micro pour rajouter une information.

FabKids

L'après-midi j'assiste à un workshop qui rassemble de nombreux FabLabs dont les projets sont tournés vers l'éducation. 

De l'autre côté de la cloison, Sherry Lassiter anime un atelier sur le réseau des FabLabs et présente en exclusivité la nouvelle version du site de FabFoundation. C'est une énorme plateforme chargée de regrouper toute la documentation sur les FabLabs : comment monter un FabLab, quels sont les Labs existants et leurs actualités. C'est un site complet qui a pour but de centraliser toutes les infos des multiples lieux existants, qui se sont construits parfois selon des modèles très éloignés et partout dans le monde.

À la fin de la présentation les opinions sont divisées. Le site est beau, mais les participants, tous pour la plupart responsables de FabLabs dans leurs régions ont pour certains l'impression que le MIT "récupère", "recentralise" et "repasse l'ensemble des micro initiatives grassroots locales à la sauce Google". Bien entendu, ce sont des idées qui bruissent dans les coins, au milieu de petits groupes restés pour discuter du workshop.

"We want it to be less top-down"

Il y a, à FAB9, une sorte de consensus muet et bienveillant qui peut à la longue devenir légèrement inquiétant. J'ai bien envie que quelqu'un proteste ou mette les pieds dans le plat. Les canadiens d'EchoFab ont réussi à faire passer à Sherry Lassiter le message dans une discussion informelle à la sortie de sa présentation : "We want FabLabs to be less top-down, we want to put our ideas in the agenda." Intéressée, elle a répondu d'une manière assez claire : "I'd like to think about it for next year, yes. This year it was not thought that way. Power that be."

Je ne sais pas si c'est une déformation professionnelle liée à la thèse, mais je suis souvent dans cette position critique à l'égard de ce genre de rassemblement. J'ai une impression un peu semblable à celle qui m'avait habitée lors de Ouishare Fest : "Tout va très bien. Nous avons de beaux projets, le réseau avance, on va changer le monde." D'où vient mon réflexe de chercher partout ce qui fait scandale ? En tous cas, malgré les sympathiques personnes que je rencontre et la bonne ambiance générale l'enthousiasme qui m'avait prise lors de la soirée d'inauguration m'a un peu quittée.

"I will tell him: Neil, let it go now."

La journée s'achève néanmoins sur la terrasse, avec un barbecue japonais. Je discute longtemps avec Bart Bakker. Je l'avais rencontré à OHM pour la première fois. Il me dit qu'il est venu à FAB9 parce que j'y étais et que c'est moi qui l'ai convaincu de faire le déplacement. Je n'y crois pas une seconde mais l'idée est amusante. Je lui fait partager mes doutes de la journée. Sa réaction est immédiate : "I came exactly for that. To have this discussion with you." Il me dit ensuite qu'il va tenter de faire passer un message à Neil pour qu'il accepte de laisser le mouvement des FabLabs se développer dans trop de contrôle de la part du MIT. Nous avons ces discussions au milieu des fumées des plaques brûlantes, sur lesquelles chacun fait frire ses galettes et morceaux de lard.