TEMPS DE GUERRE - mars 2003

18 MARS 03. Ce matin bleu (exagérément matin bleu ?) où la guerre dans le désert commencerait. Le jour doit d’abord se lever, après une nuit de pleine lune. Une pleine lune cassée, dit mon fils, qui veut regarder l’autre œil de la lune. Il est 6 heures, rues désertes de Bruxelles, le bus comme un bateau de mer. Dans le métro l’affiche de la Fondation Damien pour les tuberculeux - comme une image de film humaniste des années 50. Peut-être est-ce dû au fond sirupeux de musique dans le métro. A côté la conversation de deux russes.

La guerre commencerait donc. M. pense aux mères, aux enfants, au monde que nous laissons à Otxoa. Mais nous ne le laissons pas. Nous y sommes. Comment être au monde - en ce monde - comment - où ?

La campagne immense sous le ciel bleu du TGV pour Paris. Fermer les yeux. Les rouvrir dans un lent traveling des derniers cent mètres, le pont du boulevard de la Chapelle, la gare du Nord. La guerre aurait commencé. Une jeune fille a disparu, sa photo dans la gare du nord. Et cette nuit nous sommes entrés dans le sommeil main dans la main.

Le scénario sans répit ressassé, annoncé, décrit à l’avance, visages des futures victimes, bande annonce en boucle répétée sur les chaînes télé allumées dans les bars. La réalité impossible.

Je sens mes poumons chargés. On parle d’une pneumonie en Chine.

Samir a des nouvelles de son frère à Kerbala. Il a emmené ses enfants à la frontière de l’Iran.

La réalité impossible. On décrit tellement comment ça va avoir lieu que quand ça a lieu c’est presque une fiction - et une délivrance, on n'en peut plus.

Dans le silence de la salle de répétition, le métro. Vrombissement de la guerre.

Dans les couloirs du métro Nation un Tamoul vend des pendentifs lumineux - des loupiotes bleues dans le silence de la foule qui rentre.

Je rentre à Bruxelles (avant le couvre-feu...) la ville dort. A la sortie de la gare du midi la momie enveloppée dans du plastic est toujours là, depuis mon dernier retour. Du tram descend la même bande enthousiaste de jeunes écuadoriens. Marion dort. Le cerisier en train de fleurir. La même lune pleine cassée.

... deux semaines après. Fini le scénario de jeux vidéo. Il y a des soldats entraînés et équipés - qui n’avaient jamais vu de cadavre de leur vie.

Pourquoi on attend une guerre pour voir des visages, les visages d’habitants d’Irak, pour leur donner des noms ?

Il y a ceux qui ont pris le téléphone et appelé un inconnu, à Bagdad, pour lui dire qu’il n’est pas seul.

Comment toutes les paroles possibles sont prise en otage par cette guerre - et on ne peut pas se taire.

La guerre est là.

Je ne pourrais pas penser que mon fils devienne un monstre ou une victime

Silhouettes menues qui décampent, fauchées comme des insectes par des rafales sourdes de mitraillettes

Le roi soleil, un café kabile au coin du Faubourg Saint Martin et du Boulevard Saint Denis.

La télévision. Bagdad. “ En ce moment même ” ?

Un vieux au comptoir. Orangeade.

Le patron. Un client demande, indiquant le poste suspendu : “ c’est lui ? C’est Saddam ? ”

Le vieux : “ voilà Brama ” Un Malien gare une sorte de poussette où s’entassent des pièces de vélo.

Passants. Soleil de printemps.

Les lettres de Samir. Adressées ailleurs. A la caméra. A soi. “ Désormais je n’existe plus que si tu y crois ”.

Des têtes coupées

le désert partout

comme si derrière tout il y avait le désert, rendu visible. Derrière la foule des passants, derrière chaque visage, derrière les façades, derrière les vitrines des magasins.

Le désert.